CHAPITRE XXXIX
Zénon et Anastase, empereurs d’Orient. Naissance, éducation et premiers exploits de Théodoric, prince de la nation des Ostrogoths. Invasion et conquête de l’Italie. Royaume des Goths en Italie. État de l’Occident. Gouvernement civil et militaire. Le sénateur Boèce. Dernières actions et mort de Théodoric.

APRÈS la chute de l’empire romain en Occident on ne trouve, dans un intervalle d’un demi-siècle, jusqu’au règne mémorable de Justinien ; que les noms obscurs et les annales imparfaites de Zénon, d’Anastase et de Justin, qui montèrent les uns après les autres sur le trône de Constantinople. Durant la même période, l’Italie se ranima et devint florissante sous l’administration d’un roi goth qui aurait mérité une statue parmi les meilleurs et les plus braves citoyens de l’ancienne Rome.

Théodoric, le quatorzième rejeton de la maison royale des Amali[4], naquit dans les environs de Vienne[5], deux années après la mort d’Attila. Une victoire venait de rétablir l’indépendance des Ostrogoths ; et les trois frères, Walamir, Théodomir et Widimir, qui de concert gouvernaient cette nation guerrière habitaient des cantons séparés de la Pannonie province fertile, mais ravagée. Les Huns, ne pouvant leur pardonner leur rébellion, attaquèrent imprudemment Walamir qui les repoussa avec ses seules forces, et la nouvelle de leur défaite arriva au camp éloigné de Théodomir au moment où sa concubine favorite accouchait d’un fils qui devait hériter de son père. Théodoric était âgé de huit ans lorsque son père, cédant à l’intérêt de sa nation, le donna avec répugnance à l’empereur Léon, pour otage d’une alliance que celui-ci avait bien voulu acheter en payant un subside annuel de trois cents livres d’or. Le jeune prince fût élevé à Constantinople avec soin et avec tendresse. Son corps se forma à tous les exercices de la guerre, et des conversations nobles et spirituelles développèrent son esprit ; il suivit les écoles des plus habiles maîtres, mais il dédaigna ou négligea la pratique des arts de la Grèce, et il demeura toujours si étranger aux premiers éléments du savoir, qu’on imagina une marque grossière pour représenter la signature du roi de l’Italie, qui ne savait pas écrire[6]. Dès qu’il eut atteint l’âge de dix-huit ans l’empereur le rendit au désir des Ostrogoths, qu’il voulait gagner par la générosité et la confiance, Walamir était mort dans une bataille ; Widimir, le plus jeune des trois frères, avait conduit une armée de Barbares en Italie et dans la Gaule, et toute la nation reconnaissait pour son roi le père de Théodoric. Ses farouches sujets admiraient la force et la stature du jeune prince[7], et il leur prouva bientôt qu’il ne dégénérait pas de la valeur de ses aïeux. Il quitta secrètement le camp à la tête de six mille volontaires, et alla chercher des aventures ; il descendit le Danube jusqu’à Singidunum ou Belgrade, et revint bientôt vers son père avec les dépouilles d’un roi sarmate qu’il avait vaincu et tué. Mais tous ces triomphes ne produisaient que de la gloire, et le défaut de vêtements et de nourriture mettait les invincibles Ostrogoths dans un extrême embarras. Ils résolurent unanimement d’abandonner leur camp de la Pannonie, de pénétrer dans les terres plus riches et plus favorisés du ciel, situées aux environs de la cour de Byzance, qui fournissaient déjà à tant de tribus de Goths confédérés les moyens de vivre dans une sorte de luxe. Les Ostrogoths, après avoir montré par plusieurs actes d’hostilité qu’ils pouvaient être des ennemis dangereux, ou du moins incommodes, vendirent cher la paix et leur fidélité ; ils acceptèrent des terres et de l’argent, et on leur confia la défense de la partie basse du Danube. Sous les ordres de Théodoric, qui, après la mort de son père, monta sur le trône héréditaire des Amali[8].

Un héros, issu d’un sang royal, dut mépriser le vil Isaurien revêtu de la pourpre sans la mériter par aucune qualité de l’esprit ou du corps, sans aucun des avantages de la naissance, et sans aucun droit au respect des hommes. Après l’extinction de la famille de Théodose, Marcien et Léon justifièrent à quelques égards, par leur caractère, le choix de Pulchérie et celui du sénat ; mais ce dernier prince affermit et déshonora son règne par le meurtre d’Aspar et de sa famille, qui exigeaient de l’empereur trop de soumission et de reconnaissance. Un enfant, fils de sa fille Ariane, hérita sans contestation de l’empire d’Orient, et l’époux Isaurien d’Ariane, l’heureux Trascalisseus, quitta ce nom barbarie pour prendre le nom grec de Zénon. Après la mort de Léon, son beau-père, il s’approcha du trône de son fils avec un respect affecté. Il accepta humblement comme une faveur, le second rang dans l’empire et la mort subite et prématurée de son jeune collègue, dont la vie ne pouvait plus favoriser son ambition, fit naître dans le public des soupçons contre lui. Les femmes et leurs passions gouvernaient et agitaient alors le palais de Constantinople. Verina, veuve de Léon, réclamant l’empire comme sa propriété, osa prononcer une sentence de déposition contre l’ingrat serviteur qui ne devait  qu’à elle seule le sceptre de l’Orient[9]. Du moment où Zénon fut instruit de la révolte, il s’enfuit avec précipitation dans les montagnes de l’Isaurie, et le servile sénat proclama, d’une voix unanime Basiliscus, frère de Verina, déjà infâme par son expédition d’Afrique[10] ; mais le règne de l’usurpateur fut orageux et de courte durée. Basiliscus ne craignit pas d’assassiner l’amant de sa sœur ; il offensa celui de sa femme, le frivole et insolent Harmatius, qui, au milieu de toutes les mollesses de l’Asie, affectait de prendre l’habillement, le maintien et le surnom d’Achille[11]. Les mécontents conspirèrent pour rappeler Zénon de l’exil ; ils lui livrent les armées, la capitale et la personne de Basiliscus, dont la famille entière fut condamnée aux longues douleurs de la faim et du froid par un vainqueur inhumain, qui n’avait pas le courage de combattre ses ennemis, ni de leur pardonner. L’orgueilleuse Verina, incapable de se soumettre ou de vivre en repos, fit agir les ennemis d’un général alors en faveur, embrassa sa cause dès qu’il fut disgracié, créa un nouvel empereur en Syrie et en Égypte, leva une armée de soixante mille hommes, et soutint jusqu’au dernier moment de sa vie une rébellion infructueuse, qui, suivant l’usage du temps, avait été prédite par des ermites chrétiens et des magiciens du paganisme. Tandis que ses intrigues bouleversaient l’Orient, on admirait dans sa fille Ariane la douceur, la fidélité et toutes les vertus qui appartiennent aux femmes : elle suivit son mari en exil et après son rétablissement, elle implora sa clémence en faveur de sa mère. A la mort de Zénon, Ariane, fille, mère et veuve d’un empereur, donna sa main et l’empire à Anastase, vieux domestique du palais, qui demeura plus de vingt-sept ans sur le trône, et dont le mérite est attesté par cette acclamation du peuple : Régnez comme vous avez vécu[12]

Zénon prodigua au roi des Ostrogoths tout ce que pouvaient accorder la crainte ou l’affection, le rang de patrice et celui de consul, le commandement des troupes du palais ; une statue équestre, plusieurs milliers de livres d’or et d’argent, le nom de son fils, et la promesse d’une épouse distinguée par sa fortune et par sa naissance. Aussi longtemps que Théodoric voulut bien servir, il défendit avec courage et avec fidélité la cause de son bienfaiteur ; sa marche rapide     contribua au rétablissement de Zénon, et lors de la seconde révolte, les Walamirs, c’est ainsi qu’on les nommait, poursuivirent et pressèrent tellement les rebelles d’Asie, que ceux-ci offrirent ensuite aux troupes impériales une victoire aisée[13] ; mais le fidèle serviteur devint tout à coup un ennemi redoutable, qui répandit le feu de la guerre de Constantinople à la mer Adriatique. Plusieurs villes florissantes furent réduites en cendres, et ces farouches Goths, en coupant aux paysans qu’ils réduisaient en captivité, la main droite, nécessaire pour guider la charrue, anéantirent presque entièrement l’agriculture de la Thrace[14]. Théodoric encourut alors le reproche de déloyauté, d’ingratitude et d’une insatiable cupidité qui ne pouvait être excusée que par la cruelle nécessité de sa situation. Il régnait, non comme le monarque, mais comme le ministre d’un peuple féroce, qui n’avait point perdu son courage dans sa servitude, et qui ne pouvait souffrir même les apparences de l’insulte. La pauvreté des Ostrogoths était sans remède, puisqu’ils ne tardaient pas à dissiper dans de vaines dépenses tout ce qu’ils recevaient de la libéralité des empereurs, et que les terres les plus fertiles devenaient stériles entre leurs mains. Ils méprisaient, mais ils enviaient les laborieux habitants des provinces de l’empire, et lorsqu’ils manquaient de vivres ; ils avaient recours à la guerre et au pillage. Théodoric désirait ou au moins montrait l’intention de mener une vie paisible, obscure et soumise, sur les confins de la Scythie, quand la cour de Byzance, par de brillantes et trompeuses promesses, le détermina à attaquer une tribu confédérée de Goths qui s’étaient rangés du parti de Basiliscus. Il partit de la Mœsie, d’après l’assurance solennelle qu’avant d’arriver à Andrinople, il trouverait un grand convoi de munitions, un renfort de huit mille cavaliers, et trente mille hommes de pied ; et que les légions d’Asie, campées à Héraclée, seconderaient ses opérations. Des jalousies mutuelles, empêchèrent l’exécution de ce plan : en avançant dans la Thrace, le fils de Théodomir n’aperçut devant lui qu’un pays désert et désolé. Ses soldats, égarés par la trahison de leurs guides, se trouvèrent, avec les nombreux équipages de chevaux, de mulets et de chariots qui marchaient à leur suite, engagés dans les rochers et les précipices du mont Sondis, où il se vit assaillir par les armes et les invectives de Théodoric, fils de Triarius. D’une hauteur voisine, ce chef artificieux harangua l’armée des Walamirs ; il traita le général d’enfant, d’insensé, de parjure, de traître, d’ennemi de sa famille et de sa nation. Ignorez-vous, s’écria-t-il, que les Romains ont toujours eu pour politique de détruire les Goths les uns par les autres ? Ne sentez-vous pas que dans cette guerre dénaturée le vainqueur sera trop justement la victime de leur implacable vengeance ? Théodoric, où sont ces guerriers, mes alliés et les tiens, qui, en se sacrifiant pour ta folle ambition, ont laissé des veuves éplorées ? Où sont les richesses qu’ils possédaient, lorsque, séduits par toi, ils abandonnèrent leurs foyers pour marcher sous ton étendard ? Chacun d’eux avait alors trois ou quatre chevaux ; ils te suivent maintenant au milieu des déserts de la Thrace, à pied comme des esclaves, ces hommes,que tu as trompés en leur faisant espérer de mesurer l’or au boisseau, ces braves gens qui sont aussi libres et aussi nobles que toi. Un discours si analogue au caractère des Goths excita les cris des mécontents[15] ; et le fils de Théodomir, craignant de se voir abandonné, fut réduit à embrasser la cause des Triariens, et à imiter la perfidie romaine.

Dans toutes les vicissitudes de sa fortune, Théodoric fit également reconnaître sa pruderie et sa fermeté, soit lorsqu’il menaça Constantinople à la tête des Goths confédérés, soit lorsqu’il se retira avec une troupe fidèle sur les montagnes et la côte d’Epire. Enfin la mort inopinée du fils de Triarius[16], dérangea l’équilibre que les Romains avaient mis tant de soin à conserver. Toute la nation reconnut-la suprématie des Amali ; et la cour de Byzance signa un traité honteux, et oppressif[17]. Le sénat avait déjà reconnu qu’il fallait se faire un parti parmi les Goths, puisque l’empire ne pouvait soutenir leurs forces réunies. Ils exigeaient, pour fournir la moins considérable de leurs armées, un subside de mille livres d’or et la solde de treize mille hommes[18] ; et des Isauriens, qui gardaient non pas l’empire, mais l’empereur, reçurent, outre le droit d’un pillage illimité, une pension annuelle de cinq mille livres d’or. L’habile Théodoric s’aperçut bientôt qu’il était odieux aux Romains et suspect aux Barbares. On disait de tous côtés que ses sujets se trouvaient en proie à des maux sans nombre dans leurs cabanes glacées, tandis que leur roi s’amollissait par le luxe de la Grèce. Il voulut échapper à la cruelle alternative d’attaquer les Goths au nom de l’empereur, ou de les mener au combat en qualité d’ennemis de Zénon. Il forma un projet digne de son courage et de son ambition ; et il dit à l’empereur : Bien que, grâce à votre générosité, vôtre serviteur se trouve dans l’abondance, écoutez cependant d’une oreille favorable les vœux de mon cœur. L’Italie, l’héritage de vos prédécesseurs, et Rome elle-même, la capitale et la maîtresse du monde, sont aujourd’hui déchirées de troubles par les violences et la tyrannie du mercenaire Odoacre. Ordonnez-moi de marcher contre le tyran, à la tête des troupes de ma nation. Si je perds la vie, vous serez débarrassé d’un allié dispendieux et incommode ; si le ciel permet que j’obtienne des succès, je gouvernerai en votre nom et d’une manière glorieuse pour vous, le sénat de Rome et la partie de la république qu’auront affranchie mes armes victorieuses. La cour de Byzance accepta la proposition de Théodoric, que peut-être elle avait suggérée ; mais il parait que l’on eut soin de mettre dans l’acte d’autorisation ou de concession des mots ambigus qu’on pouvait expliquer selon les événements ; et on laissa en doute si le vainqueur de l’Italie gouvernerait cette contrée en qualité de lieutenant, de vassal ou d’allié de l’empereur d’Orient[19].

La réputation du général et la nature de la guerre répandirent une ardeur universelle. Les Widamirs reçurent sous leurs drapeaux des essaims de Goths déjà engagés au service ou établis dans les provinces de l’empire ; et tous ceux d’entre les Barbares qui avaient de l’audace ou qui avaient entendu parler de la richesse et de la beauté de l’Italie, se montrèrent impatients de marcher à travers les aventures les plus périlleuses, à la conquête de ces séduisants objets de leurs espérances. La marche de Théodoric doit être regardée comme l’émigration d’un peuple entier ; les Goths eurent soin d’emmener leurs femmes, leurs enfants, leurs vieillards, et d’emporter leurs effets les plus précieux ; et les deux mille chariots qu’ils perdirent dans une seule action de la guerre d’Épire donneront une idée des bagages qui suivaient leur camp durant la guerre d’Italie. Ils tiraient leur subsistance de leurs magasins de blé, dont leurs femmes elles-mêmes réduisaient le grain en farine dans des moulins portatifs, du lait et de la chair de leurs troupeaux, du produit incertain de la chasse, et des contributions qu’ils exigeaient de quiconque osait leur disputer le passage, ou leur refuser des secours. Mais dans le cours d’une marche de sept cents milles, entreprise au milieu d’un hiver rigoureux, ils échappèrent avec peine aux maux de la famine. Depuis la chute de la puissance romaine, la Dacie et la Pannonie n’offraient plus ces villes peuplées, ces champs bien cultivés et ses routes commodes qu’on y avait vus autrefois ; l’empire de la barbarie et de la désolation avait recommencé ; et les tribus de Bulgares, de Gépides et de Sarmates qui occupaient cette province, excitées par leur farouche valeur ou par les sollicitations d’Odoacre, voulurent arrêter son ennemi. Théodoric livra une foule de combats obscurs, mais sanglants, où il demeura vainqueur ; et après avoir enfin, à force d’habileté et de constance, surmonté tous les obstacles, il passa les Alpes Juliennes et déploya sur les confins de l’Italie[20], ses invincibles drapeaux.

Odoacre, rival digne de ses armes, occupait déjà près des ruines d’Aquilée le poste avantageux et bien connu du Lisonzo : il avait sous ses ordres une grande armée ; mais elle était commandée par des rois indépendants[21], ou par des chefs qui dédaignaient également les devoirs de la subordination et la sagesse des délais. A peine Théodoric eut-il accordé quelque repos à sa cavalerie fatiguée, qu’il attaqua les retranchements de l’ennemi. Les Ostrogoths montrèrent plus d’ardeur pour s’emparer des terres de l’Italie que les mercenaires n’en remontrèrent pour les défendre ; et la province vénitienne, jusqu’aux murs de Vérone, fut la récompense de leur première victoire. Théodoric rencontra aux environs de cette ville, et sur les bords escarpés de l’impétueux Adige, une nouvelle armée plus forte que la première, dont le courage n’était point abattu par la première défaite ; ce second combat fût plus obstiné que le précédent, mais décisif : Odoacre s’enfuit à Ravenne ; Théodoric s’avança vers Milan ; et les troupes vaincues reconnurent son empire par de bruyantes protestations de respect et de fidélité : mais leur inconstance ou leur trahison l’exposa bientôt au plus grand des périls : un déserteur qu’on avait imprudemment choisi pour guide, livra, près de Faenza, l’avant-garde et plusieurs comtes goths qui périrent victimes de sa double perfidie. Odoacre parut de nouveau maître de la campagne ; et Théodoric retranché dans son camp de Pavie fut réduit à solliciter le secours des Visigoths de la Gaule, ses alliés. Le cours de cette histoire a fourni assez de récits de guerre pour satisfaire en ce genre le goût des amateurs les plus passionnés ; et je ne puis regretter que des monuments obscurs ou des matériaux imparfaits m’ôtent les moyens de raconter, plus en détail les malheur de l’Italie, et cette guerre terrible qui fut enfin terminée par l’habileté, l’expérience et la valeur du roi des Goths. Immédiatement avant la bataille de Vérone, il se rendit à la tente de sa mère et de sa sœur[22], et leur demanda pour ce jour, qu’il regardait comme le plus beau de sa vie, le riche vêtement qu’elles avaient travaillé de leurs mains. Notre gloire, dit-il à sa mère, est commune et inséparable. On sait que vous êtes la mère de Théodoric, et c’est à moi à prouver que je suis le véritable rejeton des héros dont je prétends descendre. La femme ou la concubine de Théodomir était animée du courage de ces matrones germaines qui préféraient pour leur fils l’honneur à la vie ; et l’on raconte que dans un combat terrible, Théodoric lui-même se  trouvant entraîné par les fuyards, elle se présenta à l’entrée du camp, et que ses reproches généreux renvoyèrent les troupes affronter le fer de l’ennemi[23].

Théodoric régna par droit de conquête, des Alpes à l’extrémité de la Calabre : les ambassadeurs des Vandales lui remirent la Sicile comme une dépendance de son royaume ; et le sénat et le peuple de Rome, qui avaient fermé leurs portes à l’usurpateur Odoacre[24], le reçurent comme leur libérateur. Ravenne seule, que les fortifications de l’art, unies à celles de la nature, mettaient à l’abri de toute entreprise, soutint un siége d’environ trois années ; et les sorties d’Odoacre portèrent souvent la mort et l’effroi dans le camp des Goths. A la fin, cet infortuné monarque manquant de vivres, et n’ayant aucun espoir de délivrance, céda aux murmures de ses sujets et aux clameurs de ses soldats. L’évêque de Ravenne négocia le traité de paix ; les Ostrogoths furent reçus dans la ville, et les rois ennemis consentirent, sous la foi du serment, à gouverner les provinces d’Italie en commun et avec une égale autorité. Il était aisé de prévoir les suites de cet arrangement. Après quelques jours consacrés, en apparence, aux plaisirs et à l’amitié, Odoacre fut poignardé au milieu d’un banquet solennel, par la main, ou du moins par l’ordre de son rival. On avait eu soin d’expédier à l’avance des ordres secrets : on égorgea partout, au même moment et presque sans résistance, les infidèles et avides mercenaires, et Théodoric fut proclamé roi par les Goths avec le consentement tardif, involontaire et équivoque de l’empereur d’Orient. Pour justifier le meurtre d’Odoacre, on l’accusa, selon l’usage, d’avoir conspiré ; mais ce traité avantageux que la force ne pouvait accorder avec le dessein d’en remplir les conditions, et que la faiblesse n’aurait osé enfreindre, prouve assez son innocence et le crime de son vainqueur[25]. La jalousie du pouvoir et les suites funestes de la discorde peuvent fournir une excuse plus convenable pour une action que l’on jugera peut-être avec moins de sévérité, si l’on songe qu’elle était nécessaire pour donner à l’Italie la félicité dont elle a joui durant tout le cours d’une génération. L’auteur de cette félicité a été audacieusement loué pendant sa vie et en sa propre présence par tous les orateurs, tant sacrés que profanes[26] ; mais l’histoire, presque muette alors et sans éclat, ne nous a pas transmis avec exactitude le récit des événements qui firent éclater ses vertus ou ses vices[27]. Nous avons les épîtres publiques composées en son nom par Cassiodore, et on ajoute plus de foi à ce recueil qu’il ne paraît en mériter[28]. On y trouve les formes plutôt que les principes du gouvernement de Théodoric ; et il serait inutile de chercher les mouvements naturels et spontanés du roi barbare au milieu des déclamations du sophiste et du vain étalage de son savoir, parmi les vœux du sénateur romain, ou dans ces minuties de protocoles et ces expressions vagues qui, dans toutes les cours et dans toutes les occasions, composent la langue des ministres discrets. La gloire de Théodoric est mieux prouvée par la paix et la prospérité d’un règne de trente-trois ans, par l’estime de tous ses contemporains, par le souvenir que les Goths et les Italiens conservèrent si longtemps de sa sagesse et de son courage, de sa justice, et de son humanité.

Le partage des terres de l’Italie, dont le tiers échut à ses soldats, lui a été honorablement reproché comme la seule injustice de sa vie ; et même on peut le justifier par l’exemple d’Odoacre ; les droits de conquête, le véritable intérêt des Italiens, l’obligation sacrée de nourrir une peuplade qui, sur la foi de ses promesses, était venue s’établir loin de ses foyers[29]. Sous le règne de Théodoric et l’heureux climat de l’Italie, les Goths formèrent bientôt une armée de deux cent mille soldats[30] ; et il est aisé d’évaluer leur population, en calculant ce qu’il faut ajouter pour les femmes et les enfants. On employa le nom généreux, mais impropre, d’hospitalité pour déguiser cette usurpation des terres, dont une partie devait se trouver vacante. On dispersa sans ordre sur la surface de l’Italie ces hôtes fâcheux, et le lot de chaque Barbare fut proportionné à sa naissance et à ses emplois, au nombre des hommes de sa suite, et à celui des esclaves et des têtes de bétail qu’il possédait. On établit les distinctions de nobles et de plébéiens[31] ; mais tout homme libre posséda sa terre franche d’impôt, et jouit de l’inestimable privilège de n’être soumis qu’aux lois de son pays[32]. La mode et même la commodité firent bientôt adopter aux vainqueurs l’habit plus élégant des habitants du pays ; mais ils continuèrent à se servir de la langue gothique, et Théodoric lui-même, d’après leurs préjugés ou d’après les siens, applaudit à leur mépris pour les écoles latines ; en déclarant que l’enfant qui avait tremblé devant une verge n’oserait jamais soutenir la vue d’une épée[33]. La misère engagea quelquefois le Romain indigent à adopter les mœurs féroces qu’abandonnaient peu à peu les Barbaries enrichis et amollis par le luxe[34] ; mais ces conversions mutuelles n’étaient pas encouragées par un monarque qui voulait maintenir la séparation des Italiens et des Goths, et réserver les premiers pour les arts de la paix, et les seconds pour le service de la guerre. Afin d’arriver à ce but, il eut soin de protéger l’industrie de ses sujets, et de modérer la violence de ses guerriers, sans énerver leur valeur. Les terres de ceux-ci étaient des bénéfices militaires qui leur tenaient lieu de solde : dès que la trompette les appelait, ils marchaient sous la conduite des officiers qui commandaient dans les provinces ; et l’Italie ne formait dans toute son étendue que divers quartiers d’un camp bien réglé. Les troupes faisaient chacune à leur tour, ou d’après le choix du souverain, le service du palais et celui des frontières ; et toutes les fatigues extraordinaires étaient suivies d’un accroissement de solde ou d’une gratification. Théodoric avait fait comprendre à ses braves compagnons qu’ils devaient défendre l’empire par les moyens employés pour le conquérir. Ils tâchèrent, à son exemple, d’exceller dans l’usage non seulement de la lance et de l’épée, instruments de leurs victoires, mais des armes de trait qu’ils étaient trop disposés à négliger ; l’exercice journalier, et les revues annuelles de la cavalerie des Goths, présentaient le vrai simulacre de la guerre. Une douce mais exacte discipline leur donnait l’habitude de la modestie, de la sobriété et de l’obéissance ; on apprenait aux Goths à ne pas fouler le peuple, à respecter les lois, à se soumettre à tous les devoirs de la société civile, et à renoncé à l’usage illégitime et barbare des combats judiciaires et des vengeances particulières[35].

La victoire de Théodoric avait répandu l’alarme chez tous les Barbares de l’Occident ; mais lorsqu’ils s’aperçurent que le monarque, satisfait de sa conquête, désirait la paix, ils le respectèrent au lieu de le craindre, et ils se soumirent à la puissante médiation d’un prince qui l’employa toujours à les civiliser et à terminer leurs querelles[36]. Les ambassadeurs qui venaient à Ravenne, des pays les plus éloignés, admiraient sa sagesse, sa magnificence[37] et sa courtoisie ; et s’il acceptait quelquefois des esclaves ou des armes, des chevaux blancs ou des animaux curieux, les présents qu’il faisait en retour, d’un cadran solaire d’une horloge d’eau ou d’un musicien, avertissaient les princes de la Gaule de la supériorité de talents et d’industrie de ses sujets d’Italie. Sa femme, ses deux filles, sa sœur et sa nièce, étaient les gages de ses diverses alliances[38] avec les rois des Francs, des Bourguignons, des Visigoths, des Vandales et des habitants de la Thuringe ; elles contribuaient à maintenir l’harmonie de la grande république d’Occident, ou du moins à balancer ses forces[39]. Il est difficile de suivre, dans les obscures forêts de la Germanie et de la Pologne, les migrations des Hérules, peuple farouche, qui dédaignait de se couvrir d’une armure, et qui condamnait les veuves à ne pas survivre à leurs maris, et les vieillards à ne pas prolonger des jours dévoués à la souffrance[40]. Le roi de ces sauvages guerriers sollicita l’amitié de Théodoric ; et celui-ci, d’après l’adoption militaire alors en usage, l’éleva au rang de son fils[41]. Les Estiens ou les Livoniens, vinrent des bords de la Baltique déposer l’ambre de leurs rivages[42] aux pieds d’un prince dont la réputation les avait déterminés à entreprendre un voyage de quinze cents milles, sur des terres dangereuses qu’ils ne connaissaient pas. Il entretenait une correspondance amicale et suivie avec la région du Nord[43], d’où la nation des Goths tirait son origine ; les Italiens employaient dans leurs vêtements les riches martres de la Suède[44] ; et un des souverains de ce pays, après une abdication volontaire ou forcée, trouva dans le palais de Ravenne un asile hospitalier. Il était chef d’une nombreuse tribu qui cultivait une petite portion de la grande île ou de la péninsule de Scandinavie, à laquelle on a donné quelquefois la dénomination vague de Thulé. Cette région du Nord était peuplée, ou avait du moins été reconnue jusqu’au soixante-huitième degré de latitude ; où, à l’époque du solstice d’été, les habitants jouissent pendant quarante jours de la présence du soleil, qui disparaît pour eux au solstice d’hiver pendant un même espace de temps[45]. La longue nuit que causait son absence ou sa mort amenait une saison de douleur et d’inquiétudes, et on ne se livrait à la joie qu’au moment où des messagers, envoyés au sommet des montagnes, apercevaient les premiers rayons de la lumière, et annonçaient à la plaine la résurrection du jour[46].

La vie de Théodoric nous offre le rare et vertueux exemple d’un Barbare qui renonça aux exploits guerriers au milieu de l’orgueil de la victoire et dans la vigueur de l’âge. Un règne de trente-trois ans fut consacré aux devoirs du gouvernement civil ; et si, durant cet intervalle, il eut quelquefois ; des hostilités à soutenir, l’habileté de ses lieutenants, la discipline de ses troupes, les armes de ses alliés, et même la terreur qu’inspirait son nom, les terminèrent bientôt. Il soumit à un gouvernement ferme et régulier les contrées peu utiles de la Rhétie, de la Norique, de la Dalmatie et de la Pannonie, depuis la source du Danube et le territoire des Bavarois[47], jusqu’au petit royaume établi par les Gépides sur les ruines de Sirmium. Sa prudence ne lui permettait pas de confier le boulevard de l’Italie à des voisins si faibles et si turbulents ; et sa justice avait droit de réclamer, comme une partie de son royaume, ou comme l’héritage de son père, les terres qu’ils opprimaient. La grandeur d’un sujet que ses succès faisaient taxer de perfidie, excita la jalousie de l’empereur Anastase, et la protection que le roi des Goths, dans les vicissitudes des choses humaines, accorda à l’un des descendants d’Attila, alluma la guerre sur les frontières de la Dacie. Sabinien, général recommandable par lui-même et par les services de son père, s’avança à la tête de dix mille Romains et distribua aux tribus les plus belliqueuses de la Bulgarie les armes et les munitions portées à sa suite dans un grand nombre de chariots ; mais aux champs de Margus, l’armée des Goths et des Huns, inférieure en nombre, battit celle d’Anastase : l’empereur y perdit la fleur et même l’espérance de ses troupes ; et Théodoric avait inspiré une telle modération à ses soldats, que le général n’ayant pas donné le signal du pillage, les riches dépouilles de l’ennemi demeurèrent à leurs pieds sans qu’ils y touchassent[48]. La cour de Byzance, irritée de cette défaite, arma deux cents vaisseaux et huit mille hommes, qui pillèrent la côte de la Calabre et de la Pouille, ils assiégèrent l’ancienne ville de Tarente ; ils troublèrent le commerce et l’agriculture de ce pays fortuné, et retournèrent au détroit de l’Hellespont, fiers de leurs succès de pirates sur un peuple qu’ils osaient regarder encore comme sujet du même empire[49]. L’activité de Théodoric hâta peut-être leur retraite. L’Italie fut protégée par une flotte de mille bâtiments légers qu’il construisit avec une incroyable célérité[50] ; et une paix solide et honorable devint bientôt la récompense de sa fermeté et de sa modération. Sa main vigoureuse maintint l’équilibre de l’Occident jusqu’au moment où l’ambition de Clovis vint le détruire. Se voyant hors d’état de secourir le roi des Visigoths, son téméraire et malheureux parent, il sauva du moins les restes de sa famille et de ses sujets, et il arrêta les Francs au milieu de leurs victoires. Je ne veux pas donner plus d’étendue ou ajout de nouveaux détails à ces événements militaires[51], les moins intéressants du règne de Théodoric ; j’ajouterai seulement qu’il protégea les Allemands[52], qu’il punit sévèrement une incursion des peuples de la Bourgogne, et que la conquête d’Arles et de Marseille ouvrit une communication avec les Visigoths, qui voyaient en lui leur protecteur et le tuteur du jeune fils d’Alaric, dont il était le grand-père. Ce fut à ce titre qu’il rétablit dans les Gaules la préfecture du prétoire, réforma quelques abus dans le gouvernement civil de l’Espagne, et accepta le tribut annuel et la soumission apparente du gouverneur militaire de la province, qui refusa prudemment de se rendre lui-même au palais de Ravenne[53]. Le roi des Goths donnait des lois de la Sicile au Danube, et de Sirmium ou Belgrade à l’océan Atlantique, et les Grecs eux-mêmes ont reconnu que Théodoric régnait sur la plus belle portion de l’empire d’Occident[54].

L’union des Goths et des Romains pouvait fixer sur l’Italie, pour des siècles peut-être, le bonheur passager dont elle jouissait alors. Du sein de la barbarie on pouvait voir s’élever un peuplé nouveau, composé de citoyens libres et de soldats éclairés qui, rivalisant de vertus, se seraient placés au rang de la première des nations ; mais le mérite sublime de guider ou de seconder une pareille révolution, n’était pas réservé au règne de Théodoric. Il n’avait pas le talent d’un législateur, et les circonstances n’étaient pas favorables[55]. Tandis qu’il laissât aux Goths une liberté grossière, il copiait servilement les institutions et même les abus du système politique établi par Constantin et ses successeurs. Par égard pour un reste des préjugés de Rome, il crut qu’un prince barbare devait refuser le nom, le diadème et la pourpre des empereurs ; mais avec le titre de roi héréditaire, il s’arrogea tous les droits et toute l’étendue de la prérogative impériale[56]. Ses dépêches au souverain de l’Orient étaient respectueuses et équivoques ; il célébrait en style pompeux l’harmonie en deux républiques, il s’applaudissait des maximes de son gouvernement comme offrant par leur similitude avec celles qui régissaient l’empire d’Orient, l’uniformité qui doit régner dans un seul et même empire ; et il réclamait sur les rois de la terre cette prééminence, qu’il accordait modestement à la personne ou à la dignité d’Anastase. Le choix des deux consuls fait d’accord entre les deux souverains, attestait chaque année l’alliance du royaume de Théodoric et de l’empire d’Orient ; mais il paraît que le consul d’Italie, nommé par le roi goth, avait besoin de l’aveu du souverain de Constantinople[57]. Le palais de Ravenne, offrait la répétition de la cour de Théodose ou de Valentinien. Le préfet du prétoire, le préfet de Rome, le questeur, le maître des offices, le trésorier public et le trésorier privé, dont le rhéteur Cassiodore a pompeusement décrit les fonctions, continuaient à exercer l’autorité des ministres d’État. Le département des tribunaux et celui des finances, qu’on regardait comme subalternes, étaient délégués à sept consulaires, trois correcteurs et cinq présidents, qui gouvernaient, les quinze régions de l’Italie d’après les principes et même les formés de la jurisprudence romaine[58]. Les lenteurs compliquées des procédures judiciaires réprimaient ou éludaient la violence des conquérants ; les honneurs et les émoluments de l’administration civile étaient réservés aux Italiens ; le peuple conservait sa langue et sa manière de s’habiller ; ses lois et ses coutumes, sa liberté personnelle et les deux tiers des terres du pays. Auguste avait eu pour objet constant de cacher l’introduction de la monarchie ; et la politique de Théodoric tendit sans cesse à faire oublier qu’un Barbare était sur le trône[59]. Si ses sujets s’éveillaient quelquefois de l’illusion séduisante qu’ils se faisaient de vivre encore sous un gouvernement romain, c’était avec bien plus de fondement qu’ils s’applaudissaient alors de vivre sous un prince goth doué d’assez de pénétration pour voir ce qui convenait à ses intérêts et à ceux de son peuple ; et d’assez de fermeté pour arriver à son but. Ce prince aimait les vertus qu’il possédait et les talents qu’il n’avait pas ; il nomma Liberius préfet du prétoire, en récompense de sa fidélité à la cause malheureuse d’Odoacre. Cassiodore[60] et Boèce ont jeté sur son règne l’éclat de leur génie et de leur savoir. Cassiodore, plus prudent ou plus heureux que son collègue, suivit constamment ses principes sans perdre la faveur du roi ; et après avoir joui trente ans des honneurs du monde, il goûta le repos le même intervalle de temps dans sa pieuse et studieuse retraite de Squillace.

Il était du devoir et de l’intérêt du roi des Goths, comme protecteur de la république, de cultiver l’affection du sénat[61] et celle du peuple. Les nobles de Rome étaient flattés de ces pompeuses épithètes et de ces démonstrations de respect qu’on avait accordées avec plus de raison au mérite et à l’autorité de leurs ancêtres. Le peuple jouissait, sans crainte et sans danger, des trois avantages qu’offre pour l’ordinaire la capitale d’un empire, l’ordre, l’abondance et des amusements publics. La quantité de grains qu’il recevait de la libéralité du roi[62] a annoncé un décroissement de population : toutefois la Pouille, la Calabre et la Sicile versaient dans les magasins de Rome le tribut de leurs moissons : une ration de pain et de viande était accordée aux citoyens indigents, et tous les emplois qui avaient rapport à la santé et à leur bonheur étaient réputés honorables. Les jeux publics, assez brillants pour que la politesse d’un ambassadeur grec pût leur donner des éloges, présentaient une faible idée de la magnificence des Césars ; mais l’art de lia musique, ceux de la gymnastique et de la pantomime, n’étaient pas tombés entièrement dans l’oubli ; les bêtes sauvages de l’Afrique, exerçaient toujours dans le Colisée le courage et la dextérité des chasseurs ; et l’indulgent Théodoric tolérait avec patience ou réprimait avec douceur les factions des Bleus et des Verts, dont les querelles avaient si souvent rempli le Cirque de clameurs et de sang[63]. La septième année de son paisible règne, il voulut voir la vieille capitale du monde ; le sénat et le peuple allèrent en pompe saluer un prince qu’ils appelaient un second Trajan ou un nouveau Valentinien ; et il soutint ce noble caractère en ne craignant pas de prononcer en public, et de faire graver sur une table d’airain, un discours où il promettait de gouverner avec justice et selon les lois[64]. La gloire expirante de Rome jeta un dernier rayon dans cette auguste cérémonie ; et tout ce que put faire la pieuse imagination d’un saint, témoin de ce pompeux spectacle, ce fut de lui permettre d’espérer qu’il serait encore surpassé par la splendeur céleste de la nouvelle Jérusalem[65]. Le roi des Goths passa six mois à Rome ; sa réputation, sa personne et sa conduite affable excitèrent l’admiration des Romains, et il examina avec autant de curiosité que de surprise les monuments de leur ancienne grandeur. Il imprima sur la colline du Capitole la trace des pas d’un conquérant, et il avoua que le Forum de Trajan et sa haute colonne lui causaient tous les jours un nouvel étonnement. Le théâtre de Pompée, dans sa ruine offrait encore l’aspect d’une énorme montagne, creusée, polie et ornée par l’industrie ces hommes ; et Théodoric dit un jour qu’il avait fallu tarir un fleuve d’or pour construire le colossal amphithéâtre de Titus[66]. Quatorze aqueducs versaient dans chaque partie de la ville des flots d’une eau pure ; les eaux qu’on appelait Claudiennes avaient leurs sources à trente-huit milles de là, au milieu des montagnes des Sabins ; une file d’arceaux d’une pente insensible les amenait au sommet du mont Aventin. Les longues et spacieuses voûtes qui servaient d’égouts subsistaient en leur entier après douze siècles ; et l’on a mis la structure de ces canaux souterrains au-dessus de toutes les merveilles dont la ville de Rome frappait les regards[67]. Les rois goths, si injustement accusés d’avoir hâté la ruine des ouvrages de l’antiquité, mirent tous leurs soins à conserver les monuments de la nation qu’ils avaient subjuguée[68]. Ils publièrent des édits pour défendre aux citoyens eux-mêmes de les dégrader, pour leur ordonner à en prendre soin ; ils les mirent sous la garde d’un architecte particulier ; ils donnèrent chaque année deux cents livres d’or et vingt-cinq mille briques pour leur entretien ; et ils employèrent aux réparations ordinaires des murs et des édifices publics, le produit des douanes du port Lucrin. Ils étendirent leurs soins sur les ouvrages de marbre ou de métal, représentant soit des hommes, soit des animaux. Les Barbares admiraient le feu de ces chevaux qui ont donné au mont Quirinal le nom qu’ils portent aujourd’hui[69] ; ils réparèrent les éléphants d’airain de la voie Sacrée[70] ; la fameuse vache de Myron continua de tromper les animaux eux-mêmes lorsqu’ils traversaient le Forum de la paix[71]. Théodoric, enfin, créa un officier chargé du soin de ces prodiges, de l’industrie humaine, qu’il regardait comme le plus bel ornement de son royaume.

Théodoric, à l’exemple des derniers empereurs, préféra la résidence de Ravenne ; il y cultivait un verger de ses propres mains[72]. Dès que les Barbares menaçaient la tranquillité de son royaume (car jamais ils n’y firent d’invasion), il établissait sa cour à Vérone[73], sur la frontière du nord, et la représentation de son palais, qui subsisté encore sur une pièce de monnaie, offre le modèle le plus ancien et le plus authentique de l’architecture des Goths. Ravenne et Vérone, ainsi que Pavie, Spolète et Naples, et les autres villes d’Italie, virent sous son règne des églises, des aqueducs, des bains, des portiques et des palais, s’élever dans leur enceinte[74] ; mais l’augmentation du travail et du luxe, l’accroissement rapide de la richesse nationale, et la liberté avec laquelle ou en jouissait, montrent bien mieux les heureux effets de son administration. Des ombrages frais de Tivoli et de Préneste, les sénateurs romains allaient à l’entrée de l’hiver chercher le soleil et les eaux salutaires de Baies, et, de leurs maisons de campagne, placées sur des môles qui s’avançaient dans la baie de Naples, ils jouissaient tout à la fois de l’aspect du ciel, de la mer et du continent. Une nouvelle Campanie s’était formée sur la côte orientale de l’Adriatique, dans la belle et fertile province de l’Istrie, qui communiquait avec le palais de Ravenne par une navigation aisée d’environ cent milles. Les riches productions de la Lucanie et des provinces voisines s’échangeaient à la fontaine Marcilienne, dans une foire très en vogue, où tous les ans venaient se traiter des affaires de commerce et se renouveler des scènes de débauche et de superstition. Dans la solitude de Côme, jadis animée par l’aimable génie de Pline, un bassin de plus de soixante milles de longueur réfléchissait, encore les maisons champêtres placées autour du lac Larien ; et des oliviers, des vignes et des châtaigniers, tapissaient les collines qui s’élevaient en amphithéâtre[75]. L’agriculture se ranimait à l’ombre de  la paix, et le rachat des captifs multipliait le nombre des laboureurs[76]. On exploitait les mines de fer de la Dalmatie, et une mine d’or au pays des Brutiens : les marais Pontins et ceux de Spolète furent desséchés par des entrepreneurs particuliers, dont les profits éloignés dépendaient de la continuation de la prospérité publique[77]. Lorsque l’année était mauvaise, Théodoric avait soin de former des magasins de blé, d’en fixer le prix, et d’en défendre l’exportation ; et cette précaution quoiqu’en elle-même d’un effet bien incertain, attestait du moins les intentions bienveillantes du gouvernement, mais telle était l’abondance qui, dans une terre fertile, devenait la récompense d’un peuple industrieux, qu’un gallon (une pinte) de vin se vendait, quelquefois, en Italie, au-dessous de trois farthings (trois liards) et un quarter de froment environ cinq schellings et six sous d’Angleterre[78]. Un pays qui possédait des articles de commerce si précieux, attira bientôt les négociants ; et l’esprit libéral du roi des Goths encourageait et protégeait leurs opérations utiles à ses sujets : il rétablit et étendit la communication par terre et par eau, entre les différentes provinces ; les portes de Ravenne n’étaient pas même fermées pendant la nuit, et le proverbe d’alors, qu’on pouvait laisser sans crainte une bourse remplie d’or au milieu des campagnes, annonce le sentiment de sécurité répandu parmi les peuples.

Une différence de religion est toujours pernicieuse et souvent funeste à l’harmonie qui doit régner entre le prince et son peuple. Le roi des Goths avait été élevé dans la secte d’Arius, et l’Italie professait avec zèle le symbole de Nicée ; mais la croyance de Théodoric n’était point mêlée de fanatisme, et il suivait, avec soumission, l’hérésie de ses ancêtres sans daigner examiner les subtils arguments des théologiens. Sentant bien qu’il devait se regarder comme le protecteur du culte public, il se contenta d’assurer la tolérance aux ariens ; et son respect extérieur pour une superstition qu’il méprisait, dut lui donner sur ces objets la salutaire indifférence d’un homme d’État et d’un philosophe. Les catholiques de ses domaines souscrivirent, peut-être avec répugnance, à la paix de l’Église ; leurs prêtres recevaient, selon leur rang et selon leur mérite, un accueil distingué dans le palais du roi des Goths il estimait la sainteté de Césaire[79] et d’Épiphane[80], évêques orthodoxes d’Arles et de Pavie ; et il déposa une offrande convenable sur le tombeau de saint Pierre[81], sans rechercher qu’elle était la croyance de cet apôtre[82]. Il permit à ceux de ses compatriotes qu’il favorisait le plus, et même à sa mère, de continuer, suivre ou d’embrasser le symbole de saint Athanase ; et, durant tout son règne, on ne peut citer un catholique italien qui, de gré ou de force, ait adopté la religion du vainqueur[83]. La pompe et le bon ordre des cérémonies religieuses édifiaient le peuple et même les Barbares ; il était enjoint aux magistrats de protéger les immunités des personnes et des biens ecclésiastiques ; les évêques tenaient leurs synodes, les métropolitains exerçaient leur juridiction, et l’on conservait ou l’on modérait les privilèges du sanctuaire selon l’esprit de la jurisprudence des Romains. Pour prix de sa protection, Théodoric s’arrogea sur l’Église un droit de suprématie ; et son administration vigoureuse rétablit ou augmenta d’utiles prérogatives négligées par les faibles empereurs d’Occident. Il connaissait la dignité et l’importance du pontife de Rome auquel on donnait déjà le nom respectable de pape. La paix ou la révolte de l’Italie dépendait à bien des égards du caractère de cet évêque riche et chéri du peuple, investi d’une si’ grande autorité dans le ciel et sur la terre, et qu’un nombreux synode avait déclaré exempt de tout péché et au-dessus de tout jugement[84]. Lorsque d’après ses ordres Symmaque et Laurent concoururent pour le trône de saint Pierre, le monarque arien les appela devant lui, et il confirma l’élection de celui des deux candidats en qui il trouva le plus de mérite ou le plus de soumission. Sur la fin de sa vie, il prévint dans un moment de méfiance et de colère le choix des Romains, et le pape qu’il nomma fut proclamé dans le palais de Ravenne. Un schisme survint ; il sut arrêter sans violence le danger et les querelles qui en furent la suite et le dernier décret du sénat eut pour objet d’anéantir la vénalité scandaleuse des élections des papes[85].

J’ai raconté avec plaisir le bonheur de l’Italie sous le règne de Théodoric ; mais le lecteur doit arrêter son imagination, et ne pas croire que l’âge d’or des poètes, espèces d’hommes qui ne semblent connaître ni les vices ni la misère, se soit réalisé durant l’administration des Goths. Quelques nuages obscurcirent ce beau tableau. On peut avoir trompé la sagesse de Théodoric, on peut avoir résisté à sa puissance ; et ses dernières années furent souillées de la haine des peuples et du sang des patriciens. Dans les premiers moments d’ivresse que donne la victoire, il avait été tenté de priver tous les adhérents d’Odoacre des droits civils, et même des droits naturels de la société[86]. Une taxe qu’il voulait établir mal à propos après les calamités de la guerre, aurait étouffé l’agriculture naissante de la Ligurie ; un privilège qu’il avait accordé sur l’achat des grains, à la vérité sans autre objet que le bien public, menaçait d’aggraver les malheurs de la Campanie. La vertu et l’éloquence de saint Épiphane et de Boèce, qui plaidèrent la cause du peuple devant Théodoric lui-même, triomphèrent de ses dangereux projets[87] ; mais si l’oreille de ce prince fut ouverte à la vérité, il ne se trouve pas toujours près de l’oreille des rois un saint et un philosophe. La fraude des Italiens et la violence des Goths abusèrent trop souvent  des privilèges que donnaient la dignité, les emplois et la faveur ; et la cupidité du neveu du roi fut mise au grand jour, d’abord par l’usurpation, et ensuite par la restitution des domaines enlevés aux propriétaires toscans ses voisins. Deux cent mille Barbares, redoutables même à leur maître, se trouvaient au centre de l’Italie ; ils souffraient avec indignation les entraves de la paix et de la discipline. Ils exerçaient partout des violences ; on les payait pour changer leur marche, et le danger qu’aurait entraîné la punition, forçait quelquefois la prudence à dissimuler les impétueux écarts de leur indocilité naturelle. Lorsque Théodoric renonça aux deux tiers du tribut des habitants de la Ligurie, il voulut bien exposer à ses sujets l’embarras de sa situation, et s’affliger avec eux des charges pesantes que le forçait à leur imposer le soin de leur propre défense[88]. Jamais ces sujets ingrats ne lui pardonnèrent son origine, sa religion, ni même ses vertus ; ils oublièrent les malheurs passés, et, le bonheur dont ils jouissaient alors ne les rendit que plus sensibles aux injustices et plus disposés aux soupçons.

La tolérance religieuse que Théodoric eut la gloire d’établir dans le monde chrétien affligea et blessa elle-même le zèle orthodoxe des Italiens. Ils respectaient l’hérésie armée des Goths ; mais ils exercèrent leur sainte colère sur les Juifs faibles et opulents, qui, à Rome, à Ravenne, à Milan et à Gênes, avaient formé, sous la sanction des lois, des établissements avantageux pour le commerce[89]. A Ravenne et à Rome, la populace furieuse, excitée, à ce qu’il parait, par les motifs les plus frivoles ou les plus extravagantes suppositions insulta leurs personnes, pilla leurs maisons et brûla leurs synagogues. Le gouvernement capable de négliger un pareil outrage, mériterait de s’y voir exposé. On ordonna des recherchés juridiques ; les coupables s’étant évadés au milieu de la foule, on condamna la communauté entière à la réparation des dommages, et les fanatiques obstinés qui refusèrent de payer la contribution à laquelle ils avaient été imposés, furent publiquement fustigés dans les rues par la main du bourreau. Cette punition, qui n’était qu’une simple justice, irrita les catholiques ; ils donnèrent des éloges au mérite et à la patience de ces saints confesseurs ; trois cents prédicateurs déplorèrent la persécution de l’Église ; et si Théodoric ordonna de démolir la chapelle de saint Étienne à Vérone, il y a lieu de croire qu’elle avait été le théâtre de quelque miracle attentatoire au respect qui lui était dû. Le roi des Gothas découvrit, sur la fin de sa glorieuse carrière, qu’il était haï de ce peuple dont le bonheur avait été l’objet de ses constants travaux. L’indignation, le soupçon et ce sentiment amer qui est la suite d’une affection méprisée, aigrirent son caractère. Le conquérant de l’Italie s’abaissa jusqu’à désarmer les peuples peu guerriers qu’il avait soumis ; il leur interdit les armes offensives, et ne permit qu’un petit couteau pour les usages ordinaires. Le libérateur de Rome fut accusé de s’être réuni aux plus vils délateurs pour conspirer contre la vie des sénateurs qu’il soupçonnait d’entretenir un commerce perfide avec la cour de Byzance[90]. Après la mort d’Anastase, le diadème avait été placé sur la tête d’un faible vieillard ; mais le pouvoir se trouva entièrement placé entre les mains de Justinien, neveu du nouvel empereur, et qui déjà méditait l’extirpation de l’hérésie, et la conquête de l’Italie et de l’Afrique. Une loi rigoureuse, publiée à Constantinople afin de ramener les ariens au sein de l’Église par la crainte des châtiments, éveilla le juste ressentiment de Théodoric, qui réclamait pour ses frères de l’Orient l’indulgence qu’il avait accordée si longtemps aux catholiques de ses domaines. Ses ordres sévères firent partir le pontife de Rome et quatre illustres sénateurs, pour une ambassade auprès de l’empereur, dont ils devaient craindre également, le bon ou le mauvais succès. Le monarque jaloux punit comme un crime la vénération, qu’on témoigna au premier pape qui eut visité Constantinople. Il était probable que par ses refus, soit artificieux, soit péremptoires, la cour de Byzance fournirait un prétexté pour des représailles, et donnerait l’occasion de les pousser beaucoup plus loin que l’offense. On prépara en Italie une ordonnance d’après laquelle, passé un jour fixé, l’exercice du culte catholique devait être entièrement prohibé. Le plus tolérant des princes se trouva, par le fanatisme de ses sujets et de ses ennemis, sur le point de commencer une persécution ; et Théodoric vécut trop longtemps, puisqu’il vécut assez pour condamner la vertu dans la personne de Boèce et de Symmaque[91].

Le sénateur Boèce[92] est de dernier des Romains que Caton ou Cicéron eussent reconnu pour leur compatriote. Orphelin dès le berceau, il hérita du patrimoine et des dignités de la famille Anicienne, nom que prenaient avec orgueil les rois et les empereurs de ces temps-là ; et le surnom de Manlius attestait sa descendance véritable ou fabuleuse du consul et du dictateur, qui avaient, l’un chassé les Gaulois du Capitole, et, l’autre sacrifié ses enfants au bonheur de la république. A l’époque de sa jeunesse ; on n’avait pas à Rome entièrement abandonné l’étude : il existe encore un Virgile[93] corrigé par la main d’un consul ; et la libéralité des Goths avait conservé aux professeurs de grammaire, de rhétorique et de jurisprudence, leurs pensions et leurs privilèges mais la littérature latine ne suffisait pas à l’ardente curiosité de Boèce, et on dit qu’il passa dix-huit ans dans les écoles d’Athènes[94] que soutenaient alors le zèle, le savoir et les soins de Proclus et de ses disciples. La raison et la piété du jeune Romain n’échappèrent heureusement à la contagion de ces folies de la magie et de la mysticité, qui souillaient les bocages de l’Académie ; mais il y prit l’esprit et il y adopta la méthode des philosophes, soit anciens, soit nouveaux, qui essayaient de concilier la raison forte et subtile d’Aristote avec les rêves pieux et sublimes de Platon. De retour à Rome, et après avoir épousé la fille du patricien Symmaque, son ami, il continua ses études dans un palais où brillaient de toutes parts le marbre et l’ivoire[95]. Il édifia l’Église en défendant avec profondeur le symbole de Nicée contre les hérésies d’Arien, d’Eutychès et de Nestorius ; et dans un traité particulier, il expliqua ou exposa l’unité de Dieu admise chez les catholiques, par la non différence de trois personnes distinctes, quoique consubstantielles. Pour l’instruction des Latins, il soumit son génie à une étude minutieuse des arts et des sciences de la Grèce. Sa plume infatigable traduisit et éclaircit la géométrie d’Euclide, la musique de Pythagore, l’arithmétique de Nicomaque, la mécanique d’Archimède, l’astronomie de Ptolémée, la théologie de Platon, et la logique d’Aristote, avec le commentaire de Porphyre. Il se trouva seul en état de décrire un cadran solaire, une horloge d’eau et une sphère qui représentait le mouvement des planètes et que l’on regardait comme des merveilles de l’art. De ces spéculations abstraites, il descendait, ou pour parler plus exactement, il s’élevait à la pratique des devoirs de la vie publique et de la vie privée ; sa générosité soulageait les indigents, et son éloquence, comparée par la flatterie à celle de Démosthène et de Cicéron, ne s’employa jamais du moins qu’en faveur de l’innocence et de l’humanité. Un prince habile sentit et récompensa un mérite si éclatant ; Boèce obtint les titres de consul et de patrice, et fit usage de ses lumières dans l’emploi important de maître des offices. Quoique l’Orient et l’Occident eussent une égale part aux choix des consuls, ses deux fils furent créés, malgré leur jeunesse, consuls de la même année[96]. Le jour mémorable de leur inauguration, ils se rendirent en pompe de leur palais au Forum, au milieu des applaudissements du sénat et du peuple ; et plein de joie, leur père, alors le véritable consul de Rome, après avoir prononcé le discours à la gloire de son royal bienfaiteur, montra sa magnificence dans les jeux du cirque. Comblé de jouissances, environne d’honneurs, satisfait de ses alliances particulières, adonné à l’étude de la science, élevé par la conscience de ses vertus. Boèce aurait pu se dire heureux, si ce titre précaire pouvait être appliqué à l’homme avant qu’il ait atteint le terme de sa vie.

Un philosophe prodigue de ses richesses et économe de son temps devait être peu sensible aux attraits de la fortune et de l’ambition ; et il est permis de le croire, lorsqu’il nous assure qu’il obéit malgré lui au divin Platon, qui ordonne à chaque citoyen de travailler à délivrer l’État des usurpations, du vice et de l’ignorance. Il invoque le souvenir de ses contemporains en témoignage de l’intégrité de sa vie publique. Il avait réprimé par son autorité l’orgueil et la tyrannie des officiers royaux ; et son éloquence avait sauvé Paulianus, qu’on allait livrer aux chiens du palais. La misère des habitants des provinces, ruiné par les contributions qu’exigeait le fisc, ou par les extorsions que se permettaient les particuliers, avait toujours excité sa compassion, et avait souvent reçu de lui des soulagements. Il avait seul osé résister à la tyrannie des Barbares enorgueillis par leurs conquêtes, excités par la cupidité, et, ainsi qu’il s’en plaint, encouragés par l’impunité. Dans ces nobles contestations, son courage s’élevait, au-dessus du danger et peut-être de la prudence ; et on sait, d’après l’exemple de Caton, que la vertu pure et inflexible est la plus disposée à se laisser égarer par le préjugé et entraîner par l’enthousiasme, et qu’elle a pu confondre les inimitiés privées avec la justice publique. Le disciple de Platon s’exagérait peut-être les infirmités de la nature humaine et les imperfections de la société, et l’autorité, d’un roi goth, quelle que fût la douceur de son gouvernement, le fardeau même de la fidélité et de la reconnaissance qu’il lui devait, durent paraître insupportables à l’âme libre d’un patriote romain ; mais sa faveur et sa fidélité déclinèrent dans la même proportion que le bonheur public, et on lui donna, en qualité de maître des offices, un indigne collègue qui partageait et qui contrôlait son pouvoir. Lorsque, sur la fin de la vie de Théodoric, son caractère commença à s’aigrir, Boèce sentit avec indignation qu’il était esclave ; mais un maître n’ayant de pouvoir que sur ses jours, le philosophe ne craignit pas de se présenter devant un Barbare irrité, qui ne trouvait plus la sûreté du sénat compatible avec la sienne. Le sénateur Albinus était accusé et même convaincu d’avoir eu la présomption d’espérer la liberté de Rome : Si Albinus est coupable, s’écria l’orateur, nous avons commis le même crime, le sénat et moi ; et si nous sommes innocents, Albinus a les mêmes titres à la protection des lois. Ces lois ne pouvaient punir le stérile vœu d’un bonheur impossible ; mais elles durent avoir moins d’indulgence pour l’indiscret aveu de Boèce, qui osa dire qu’eût-il été instruit d’une conspiration ; il ne l’eût pas révélée au tyran[97]. Le défenseur d’Albinus, se trouva bientôt enveloppé dans l’affaire de son client, et peut-être coupable du même crime. On produisit contre eux une requête adressée à l’empereur d’Orient, pour l’engager à délivrer de l’oppression des Goths : cette requête était revêtue de leur signature, qu’ils nièrent en vain comme supposée ; trois témoins d’un rang honorable et peut-être d’une réputation infâme, attestèrent les criminels desseins du patrice romain[98]. On doit présumer son innocence, puisque Théodoric lui ôta les moyens de se justifier, et le tint resserré dans la tour de Pavie, tandis qu’à cinq cents milles de là, le sénat prononçait un arrêt de confiscation et de mort contre le plus illustre de ses membres. Par les ordres d’un Barbare, les connaissances secrètes d’un philosophe furent flétries des noms de sacrilège et de magie[99]. La voix tremblante des sénateurs eux-mêmes punit son fidèle attachement au sénat ; Boèce leur promit qu’après lui personne ne se rendrait coupable du même crime, et leur ingratitude mérita ce vœu ou cette prédiction[100].

Tandis que Boèce, chargé de fers, attendait de moment l’arrêt ou le coup de la mort, il écrivit la Consolation de la philosophie, ouvrage précieux, qui ne serait point indigne des loisirs de Platon ou de Cicéron, et auquel la barbarie des temps et la position de l’auteur donnent une valeur incomparable. La céleste conductrice, qu’il avait si longtemps invoquée dans Rome et dans Athènes, vint éclairer sa prison, ranimer son courage, et répandre du baume sur ses blessures. Elle lui apprit, d’après la considération de sa longue prospérité et de ses maux actuels, à fonder de nouvelles espérances sur l’inconstance de la fortune. La raison de Boèce lui avait fait connaître combien sont précaires les faveurs de la fortune ; l’expérience l’avait instruit de leur valeur réelle ; il en avait joui sans crime, il pouvait y renoncer sans un soupir, et dédaigner avec tranquillité la fureur impuissante de ses ennemis qui lui laissaient le bonheur, puisqu’il lui laissaient la vertu. De la terre il s’élève dans les cieux pour y chercher le bien suprême. Il fouille le labyrinthe métaphysique du hasard et de la destinée, de la prescience de Dieu et de la liberté de l’homme, du temps et de l’éternité, et il essaie noblement de concilier les attributs parfaits de la Divinité avec les désordres apparents du monde moral et du monde physique : des motifs de consolation si communs, si vagues ou si abstraits, ne peuvent triompher des sensations de la nature ; mais le travail de la pensée distrait du sentiment de l’infortune et le sage qui, dans le même écrit, a pu combiner avec art les diverses ressources de la philosophie, de la poésie et de l’éloquence, possédait déjà sans doute cette intrépidité calme qu’il affectait de chercher. Il fût enfin tiré de l’incertitude ; le plus grand des maux, par l’arrivée des ministres de mort, qui exécutèrent et pressèrent peut-être l’ordre cruel de Théodoric. On attacha autour de sa tête une grosse corde, qu’on serra au point que ses yeux sortirent presque de leurs orbites ; et ce fût sans doute par une sorte de compassion que, pour abréger son supplice, on le fit expirer sans les coups de massue[101] ; mais son génie lui survécut et a jeté un rayon de lumière sur les siècles les plus obscurs du monde latin ; le plus illustre des rois d’Angleterre a traduit les écrits de ce philosophe[102], et Othon III fit transférer dans un tombeau plus honorable les ossements d’un saint catholique à qui des persécuteurs ariens avaient procuré les honneurs du martyre et la réputation de faire des miracles[103]. Il reçut dans ses derniers moments quelques consolations de l’idée que ses deux fils, sa femme et le respectable Symmaque, son beau-père, n’avaient rien à craindre ; mais la douleur de Symmaque fût indiscrète, et peut-être qu’elle manqua de respect. Il n’avait pas craint de pleurer en public la mort de son ami ; il pouvait la venger : on le chargea de fers, on le traîna ensuite de Rome à Ravenne où se trouvait Théodoric, et le vieillard innocent fut immolé aux soupçons du roi[104].

Le sentiment de l’humanité nous dispose à donner de l’autorité aux témoignages qui attestent l’empire de la conscience et le remords des rois ; et la philosophie n’ignore pas que la force d’une imagination troublée et la faiblesse d’un corps malade peuvent créer quelquefois les spectres les plus horribles. Après une vie glorieuse et pleine de vertus, Théodoric descendait au tombeau accompagné de la honte et du crime ; le souvenir du passé humiliait son esprit, et il se sentait, avec justice, poursuivi de la terreur d’un avenir, inconnu. On raconte qu’à la vue d’un gros poisson qu’on servit un soir sur sa table[105], il s’écria tout à coup qu’il apercevait le visage irrité de Symmaque ; que ses yeux respiraient la fureur et la vengeance, et que sa bouche, armée de longues dents, allait le dévorer. Le monarque se retira chez lui sur-le-champ et, au milieu du frisson de la fièvre qui le pénétrait et le faisait trembler sous un amas de couvertures, il témoigna, à son médecin Elpidius, par des mots entrecoupés, son profond repentir des meurtres de Boèce et de Symmaque[106]. Sa maladie fit des progrès, et après une dysenterie, qui dura trois jours, il mourut dans le palais de Ravenne la trente-troisième année de son règne, ou la trente-septième si l’on compte depuis l’invasion de l’Italie. Lorsqu’il se senti à son dernier moment, il partagea ses trésors et ses provinces entré ses deux petits-fils, et il établit le Rhône pour limite de leurs domaines[107]. Amalaric fut rétabli sur le trône d’Espagne ; l’Italie et toutes les conquêtes des Ostrogoths furent léguées à Athalaric, âgé alors seulement de dix ans, mais qu’on chérissait comme le dernier rejeton de la ligne des Amali, par le mariage de peu de durée de sa mère Amalasonthe avec un prince de ce sang qui avait abandonné la patrie de ses ancêtres[108]. Les chefs des Goths et les magistrats d’Italie promirent unanimement, sous les yeux du monarque mourant, de demeurer fidèles à Athalaric et à sa mère, et reçurent de Théodoric, en ce moment imposant, le salutaire avis de maintenir les lois, d’aimer le sénat et le peuple de Rome, et de cultiver avec respect l’amitié de l’empereur[109]. Amalasonthe, sa fille, qui éleva un monument dans un lieu qui domine la côte de Ravenne, le port et les rivages des environs. On y voit une chapelle de forme, circulaire et de trente pieds de diamètre, surmontée d’une coupole de granit d’un seul bloc ; du centre de la coupole s’élevaient quatre colonnes qui soutenaient, dans un vase de porphyre les restes du roi des Goths qu’environnaient les statues d’airain des douze apôtres[110]. On pourrait croire qu’après quelques expiations, l’esprit de Théodoric se réunit à ceux des bienfaiteurs du genre humain, si un ermite d’Italie n’avait pas été témoin, dans une vision, de la damnation de Théodoric, dont il vit l’âme plongée par les ministres de la vengeance céleste[111] dans le volcan de Lipari, l’une des bouches de l’enfer[112].